Recherche
Chroniques
La forza del destino | La force du destin
opéra de Giuseppe Verdi
Notre troisième soirée au Festival Verdi de Parme [lire nos chroniques du 6 et du 8 octobre 2022] – la dernière pour cette édition-ci – se déroule au Teatro Regio, occupé pour quatre représentations par l’équipe artistique du Teatro Comunale de Bologne. L’œuvre au programme est La forza del destino, commande de l’empereur russe Alexandre II créée le 10 novembre 1862 à Saint-Pétersbourg. Ce mélodrame en quatre actes fut, pour répondre à l’exigence du commanditaire, imaginé par le librettiste Piave à partir d’une pièce du duc de Rivas, le Cordouan Ángel de Saavedra y Ramírez de Baquedano (1791-1865), Don Álvaro o La fuerza del sino, représentée en 1835. Ghislanzoni révisera le texte pour la seconde version que Verdi présenterait à La Scala (Milan) huit ans plus tard. C’est dans l’édition critique de cette version de 1869 par les musicologues étasuniens Philip Gossett et William Holmes (University of Chicago et Casa Ricordi) que Roberto Abbado joue l’ouvrage, à la tête des Coro ed Orchestra del Teatro Comunale di Bologna.
Et la principale satisfaction de cette Forza provient d’emblée de ces artistes ! Les choristes révèlent une parfaite connaissance de l’œuvre, le répertoire belcantiste en général et verdien en particulier leur étant devenu naturel, semble-t-il. Bien préparé par Gea Garatti Ansini, ils signent des interventions à la cohésion évidente, le lyrisme traversant les pupitres avec un équilibre parfait. On admire leur maîtrise de la nuance, ainsi que l’engagement dramatique, transmis non seulement par le jeu mais aussi par la couleur, tour à tour brillante et plus recueillie dans les hymnes sacrées. Verdien talentueux et convaincu [lire nos chroniques d’I vespri siciliani, Le trouvère (version française), I masnadieri et Luisa Miller], Abbado (le neveu de Claudio) mène à lui seul la dramaturgie en grande partie, habitant le drame par une tension musicale aiguë toujours très bien dosée, en associant l’enthousiasme, voire l’exaltation parfois, à un soin précis de la ciselure. La réponse des musiciens est immédiate et complice, dans un élan romantique de chaque instant. Bravi tutti !
Il faut le dire tout de suite : la distribution est d’exception. Tous les chanteurs possèdent un format permettant le confort maximal pour la fosse et le chef, et aussi pour l’auditeur. Tous affichent une maîtrise technique surprenante. Sur ce point, voilà donc une soirée à marquer d’une pierre blanche ! L’assise robuste d’Andrea Pellegrini rend intéressant le petit rôle du Chirurgien [lire notre chronique des Vêpres siciliennes]. Celui de l’Alcade est judicieusement confié au jeune baryton colombien Jacobo Ochoa qui le sert d’un chant sûr à la ligne élégante. Le soprano Natalia Gavrilan met à disposition de la camériste Curra un organe bien impacté qui l’avantage. L’aisance du phrasé de Marco Spotti, basse impressionnante à la couleur presque envahissante, pour notre bonheur, habite un Calatrava très présent, à l’inflexion caressante [lire nos chroniques de Tancredi et de Don Carlo à Turin, Gênes et Valence]. La lumière particulière du ténor Andrea Giovannini campe un Trabuco impératif [lire notre chronique d’Agnese]. On retrouve le baryton-basse Roberto De Candia, grand belcantiste [lire nos chroniques d’Il turco in Italia, Il signor Bruschino, Falstaff, L’Italiana in Algeri et Pietro il grande], très habile en Melitone incisif et pétulant, personnage attachant par son humanité comme par la teneur buffa qu’il se garde de trop appuyer. De même est-on charmé par la Preziosilla d’Annalisa Stroppa, mezzo-soprano au timbre enveloppant et doux capable d’une fraîcheur d’émission réjouissante, et dont la justesse se révèle d’une précision imparable [lire nos chroniques d’I puritani, Norma et Madama Butterfly]. Autre artiste bien connu, l’excellente basse croate Marko Mimica qui livre un Portier majestueux, profond, au grave tendre et puissant [lire nos chroniques de Norma et de Lucrezia Borgia à Bilbao et à Bergame], dont la présence en scène fascine par la solennité.
Enfin, on ne tarirait pas d’éloges sur le trio.
À soixante-huit ans, l’immense Gregory Kunde prend le rôle d’Alvaro aussi simplement qu’on prend le tram. Encore en pleine possession de ses moyens expressifs dont il dose l’usage par un métier intelligent, le ténor présente une incarnation épatante dont on se souviendra longtemps. La conduite de la nuance est exemplaire [lire nos chroniques d’Iphigénie en Tauride, Doktor Faust, Louise, Don Pasquale, Norma, Roberto Devereux, Samson et Dalila, Le prophète, Peter Grimes, Les Troyens à Paris et à Munich, enfin d’Otello à Turin, Peralada et Cordoue]. Soprano dramatique dont la pâte vocale reste homogène à tous les niveaux du registre, Lioudmila Monastyrska convoque un grand souffle et une palette expressive bienvenue en Leonora. Si la diction n’est pas toujours aussi nette que celle de ses camarades en scène, le chant s’épanouit assez pour qu’on ne s’en chagrine pas [lire notre critique de Nabucco]. LA voix de la journée est sans conteste celle d’Amartuvshin Enkhbat, distribué en Don Carlo di Vargas, vivement apprécié ici-même en Nabuchodonosor [lire notre chronique du 13 octobre 2019]. La fulgurance de l’émission et une projection ronde donnent au personnage un caractère de douce inflexibilité, la détermination calme qui lui convient. Le chant bénéficie également de l’accentuation juste. On brûle de réentendre le plus vite possible cette voix magnifique.
En faisant confiance aux bonnes habitudes prises au long de son parcours, Yannis Kokkos, qui signe la mise en scène, le décor et les costumes – il a délégué les mouvements chorégraphiques à Marta Bevilacqua, la vidéo à Sergio Metalli et la lumière à Giuseppe Di Iorio –, ne s’est pas donné la chance de renouveler son art en le questionnant. On ne peut pas dire que la production n’a rien puisé dans l’œuvre, mais on ne peut pas dire non plus qu’elle lui rende véritablement service. Ce n’est pas grave : ce soir, les oreilles ont été comblées, et il n’est pas difficile de s’en tenir là.
KO